MONK (T.)

MONK (T.)
MONK (T.)

Un colosse a traversé le jazz, indifférent au tumulte des modes, muré dans un mutisme quasi total. Seuls signes de vie active: d’extravagants couvre-chefs et une musique inouïe que le silence envahit peu à peu. L’inclassable Monk, aux étranges prénoms (Thelonious, Sphere), appartient à une espèce mystérieuse qui ne présente pas les caractéristiques habituelles de la famille du « jazzman vulgaris ». Maître du clavier mais si peu « pianiste », novateur de première grandeur mais sans ancêtres ni descendance, longtemps méconnu par les amateurs, perplexes devant une musique qui ne présente pas la moindre trace de complaisance ni de facilité, Monk est unique en son genre.

Un parcours solitaire

On ne connaît pas avec précision le lieu de naissance de Monk – Rocky Mount en Caroline du Nord ou New York –, ni la date – 1920 ou, plus probablement, 1917. De sa famille, de son enfance et de son adolescence, on ignore pratiquement tout. Il semble avoir mené des études assez désordonnées de piano et d’harmonie avec plusieurs professeurs privés. Mary Lou Williams affirme l’avoir entendu, avant le début des années 1940, accompagner un prédicateur en tournée.

Quand on commence à parler de Monk en 1941, au moment des premières séances du Minton’s Playhouse où s’élabore le be-bop, il semble jaillir du néant, déjà porteur d’une musique totalement achevée qui ne connaîtra pas de périodes de tâtonnement. Les maîtres du lieu – l’ancien chef d’orchestre Teddy Hill, le trompettiste Dizzy Gillespie et le batteur Kenny Clarke –, impressionnés par les débuts publics d’une aussi forte personnalité, le retiennent comme pianiste attitré du club. Dès cette époque, le langage du compositeur (ses premières œuvres remontent à la fin des années 1930) et de l’instrumentiste est fermement tracé. Au Minton’s, nombre d’amateurs plus ou moins doués tentent de se produire. Pour les décourager, nos trois musiciens prennent l’habitude de truffer leurs improvisations de difficultés rythmiques et harmoniques qui, très vite, s’organisent en style. C’est dans ces lieux que Monk est enregistré pour la première fois, en 1941, en compagnie du guitariste Charlie Christian et de Kenny Clarke. Il joue alors dans les nombreux clubs de jazz de Harlem avec les pionniers du bop. En 1942, il entre avec Dizzy Gillespie dans l’orchestre rhythm and blues de Lucky Millinder. En 1944, Coleman Hawkins l’invite dans son ensemble, qui se produit à l’Onyx Club. C’est avec lui que Monk réalise cette année-là son premier disque. Désormais, il ne jouera plus dans de grandes formations.

En 1945, le bop sort de la clandestinité et étend rapidement son empire sur les musiciens et leur public. Mais ce n’est pas vers Monk – pourtant l’un de ses promoteurs essentiels, au même titre, si ce n’est plus, que Charlie Parker – que se braquent les projecteurs de la célébrité. À d’autres – au style plus aisé, à la musique plus accessible – la gloire d’occuper le devant de la scène. Toujours aussi réfractaire à la moindre concession, il rentre dans l’ombre et traverse une période de silence qui va durer plus de dix ans. Il ne tient pas à renouveler ses expériences orchestrales auxquelles son monde musical ne peut guère s’adapter. Il refuse de jouer le répertoire habituel des pianistes de son temps, son caractère excentrique et agressif ne faisant qu’envenimer les choses. Sa musique, elle, est trop sauvage, trop brutale, trop fondamentalement nouvelle pour séduire de prime abord.

Il refait surface en 1954, date à laquelle il enregistre quatre de ses thèmes avec Miles Davis. Le quartette qu’il forme avec John Coltrane (saxophone ténor), Wilbur Ware (contrebasse) et Shadow Wilson (batterie), est engagé en 1957 au Five Spot Café. En 1959, il réunit douze musiciens pour jouer ses compositions au Town Hall de New York. Pendant les années qui suivent, il se produit en solo, en trio et à la tête d’un quartette dont l’élément fixe a longtemps été Charlie Rouse (saxophone ténor). Sa musique perd alors un peu de sa violence. Monk semble avoir trouvé une manière de sérénité volontaire et secrète: en quelque sorte, sa « période classique ». Depuis 1972 – mis à part deux apparitions publiques en 1974 et 1975 –, il ne joue plus et semble même se désintéresser de la musique. Réfugié à New York chez la baronne Pannonica de Koenigswarter, qui avait également recueilli en son temps Charlie Parker, il est frappé de plusieurs congestions cérébrales. Il s’éteint le 17 février 1982, comme rongé par le mystérieux silence d’où était issue sa musique.

Un maître du clavier

Coleman Hawkins se souvient de l’arrivée de Thelonious Monk dans son orchestre. « Une des plus terribles choses que je dus subir cette année-là ce fut Monk. Chaque nuit, je me demandais: pourquoi ne prends-tu pas un vrai pianiste? Qu’est-ce que ce galimatias qu’il joue là? » Et pourtant, il le garde près de lui. Pourquoi? Parce qu’un « vrai pianiste » – brillant, séduisant, léger – n’aurait pas exercé sur lui une telle fascination. Le jeu de Thelonious Sphere Monk constitue peut-être la première véritable rupture du « piano-jazz » avec le pesant héritage des formes de la musique savante européenne et de l’esthétique du romantisme. Tous les pianistes de jazz – Fats Waller, Art Tatum, Bud Powell et même Cecil Taylor – ont souffert et souffrent encore d’un indéracinable complexe face à la technique de composition classique et à ses normes de virtuosité. Tous ont tenté, avec plus ou moins de bonheur et d’indépendance, de couler l’originalité du jazz dans ce moule préétabli. Monk est le premier à refuser d’être apprécié selon ces critères. Il est le premier à dire non à la volubilité digitale, à contester fondamentalement les systèmes harmoniques du néo-romantisme. La position même de sa main, doigts tendus, est une insulte aux convenances pianistiques. Certains en ont tiré prétexte pour juger sa technique défaillante, alors qu’elle obéissait simplement à d’autres règles, qu’elle visait un autre but. Aussi les influences subies par Monk sont-elles malaisées à définir: peut-être celles de James P. Johnson, de Duke Ellington... Il n’aura pas plus de disciples qu’il n’a eu de maîtres. Seuls viennent à la mémoire les noms de Randy Weston et de Steve Lacy qui, pendant quelques années, se feront une gloire de ne jouer presque exclusivement que ses compositions. Les musiciens semblent saisis d’effroi devant cette musique créée ex nihilo , monstrueux accident dans l’histoire du jazz.

La pensée musicale

Tout est déroutant, en effet, dans le jeu et les thèmes de Monk. Ni traits élégants, ni style coulant, ni mélodies charmeuses. La dissonance, le décalage rythmique, la distorsion interne sont le credo de sa nouvelle religion. Tout se fonde sur la discontinuité, la densité du silence. Les effets de surprise rythmiques et harmoniques qui en résultent donnent à son discours une allure chaotique, un déhanchement contestataire. Cela ne l’empêche pas de développer un swing à l’évidence brutale, bien plus construit sur des ponctuations élémentaires que sur la division du temps musical en onduleuses arabesques. Sa main gauche a un style posé que bousculent les caprices de sa main droite. La pensée musicale d’un Monk dépasse de très loin le simple instrument qui en est l’intermédiaire: elle a des prolongements orchestraux. Il choque ou il bouleverse. Il ne plaît pas: il ose. Les sarcasmes fusent quand il s’attaque aux standards les plus éculés. Les plus doucereuses ballades sont, sous ses doigts, dépoussiérées, virilisées. Certes, Monk respecte le cadre des douze mesures du blues, mais il en bouscule l’organisation interne de manière asymétrique.

Soliste fascinant, il est aussi un accompagnateur exigeant du soliste un constant dépassement de lui-même. André Hodeir a su parfaitement décrire le commentaire musical que ce grand pianiste proposait aux autres musiciens: « Exploitant les possibilités spécifiques du piano, il fonde son style d’accompagnateur sur un système de figures sonores isolées ou enchaînées, opposées les unes aux autres par des changements de registre abrupts. Les montagnes qu’il érige et les précipices qu’il creuse ne peuvent évidemment pas passer inaperçus. Monk, pourtant, ne cherche ni à briller à titre individuel ni à faire naître l’impression illusoire d’un accompagnement orchestral. Son but, alors même qu’il tente de se désolidariser du soliste, est de lui conférer une noblesse nouvelle en entourant le discours mélodique d’une aura polyphonique [...]. Les sauts de registre monkiens contestent enfin la suzeraineté du soliste, et, au-delà de cette première libération, ils reconstituent sur la base nouvelle de la discontinuité la trame polyphonique autrefois en honneur dans le jazz [...]. Monk est un grand organisateur d’arrières. Il sait admirablement calculer le poids d’une dissonance et la densité d’une attaque pour les combiner et les projeter ensemble au point précis de l’espace musical où l’impact sera le plus sensible, relativement à une certaine longueur qu’il se propose de donner au son, et surtout à celle du silence qui l’entoure – c’est-à-dire en fonction d’une relation subtile entre l’espace et le temps, dont nul jazzman avant lui, pas même Charlie Parker, n’avait ressenti l’urgente beauté. »

On retrouve ces traits également dans la matière même des thèmes qu’il nous laisse: Blue Monk , ’Round about midnight , Epistrophy , Well you needn’t , Crepuscule with Nelly , Criss-cross , Misterioso , Monk’s mood , Off minor ou Bright Mississippi. Là comme ailleurs, Monk tord le cou à l’éloquence et aux effets de rhétorique pour aller directement à l’essentiel.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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